Les Immémoriaux… l’histoire de ces Maoris qui ont perdu la mémoire au contact de « l’homme blême »… Une merveille de poésie et de philosophie.
Car on sait qu’au changement des êtres, afin que cela soit irrévocable, doit s’ajouter l’extermination des mots, et que les mots périssent en entrainant ceux qui les ont créés.
Chapitre : Les Hommes au nouveau-parler
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Terii, jeune haérè-po (prêtre) sur l’île de Tahiti voit arriver les Anglais, « hommes à la peau blême ». Il constate leur puissance grâce aux armes « qui crachent du feu », à leurs cadeaux en métal et à leur avà qui brûle la gorge et rend fou.
Lors d’une cérémonie, les mots se dérobent et lui échappent, une faute qui attire le courroux des dieux sur son île et l’oblige à s’exiler. Terii part pour un voyage de 20 ans autour des îles polynésiennes.
A son retour, Tahiti a bien changé. Les Maoris lisent, prient le dieu blême Iésu-Kérito (Jésus Christ) et semblent avoir oublié jusqu’à leur mode de vie traditionnel au contact de la nature. Il ne savent plus lire les signes, ne se souviennent plus des ancêtres, se contentent d’une seule femme, ne travaillent plus le jour de la prière…
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Segalen, passeur de mémoire
Victor Segalen, jeune médecin de la marine française débarque à Tahiti en 1903. Dès son arrivée, il constate le mal-être du peuple maori et la disparition presque complète de leur culture suite au processus d’acculturation très avancé au contact des Anglais. Ceux-ci se sont durablement installés dans l’île comme soutien au chef Pomare. Ce dernier devient roi de Tahiti grâce à leur appui vers 1789. Segalen s’emploie dès lors à recueillir les derniers témoignages de la civilisation maorie.
Ce roman doit donc se lire comme une histoire fabriquée à partir des récits ancestraux et légendaires compilés à des fins de conservation. Segalen nous livre par exemple le récit maori des Origines :
Il était. Son nom Taàroa.
Il se tenait dans l’immensité.
Point de terre. Point de ciel.
Point de mer. Point d’hommes.
Il appelle. Rien ne répond.
Seul existant, Taàroa se change en monde.
🎙️ Ecoutez le récit maori des origines complet :
chapitre : le parler ancien
Une société en osmose avec la nature
A travers la prose délicate de Segalen, le lecteur découvre un monde sensible et luxuriant dans lequel les Hommes se perçoivent comme un des éléments de l’écosystème de Tahiti. Ils vivent en osmose avec la nature nourricière qu’ils ne maîtrisent pas. Les Maoris honorent des dieux qui, le croit-on, peuvent infléchir les éléments naturels. Ils savent également lire les signes, et en déduisent l’humeur des dieux.
J’arrive en ce lieu où la terre est nouvelle sous mes pieds.
J’arrive en ce lieu où le ciel est nouveau dessus ma tête.Esprit de la terre et du ciel nouveau, l’étranger offre son coeur en aliment pour toi.
Chapitre : Le parler Ancien
Un livre d’ethnologie sur le syncrétisme
Ce roman est avant tout un livre sur le syncrétisme qui s’opère à la faveur de la culture judéo-chrétienne. Il décrit avec beaucoup d’humour les malentendus survenus à propos des coutumes et croyances européennes.
Ce qui est bon pour vous, vous autres, les hommes à peau blanche, l’est-il donc également à nos yeux et à nos désirs ? Et si les tanés [hommes] dans votre terre sont à ce point vieillards et impuissants qu’une femme suffise à leurs maigres appétits, pourquoi se contenter ailleurs de cette disette ridicule !
Chapitre : La Loi Nouvelle
Ainsi, les paroles du dieu Iésu-Kérito et le mode de vie européen sont décryptés à la lueur de ce que les Maoris connaissent de leurs propres dieux et de leur propre mode de vie.
« Aué ! » soufflèrent avec admiration des récitants de quatrième rang, réjouis par la bonne histoire : le dieu n’était pas débile, ainsi qu’on l’avait cru : il se manifestait féroce ; et sa férocité surpassait tous les caprices et toutes les colères des atuas connus (…) puisque les offrandes coutumières à ceux-ci (…) n’avait pas suffit à le rassasier – mais seule la mort d’un autre dieu ! (à propos de la mort de Jésus Christ)
Chapitre : Les Maîtres du jouir
Si la critique est aiguisée, Segalen n’en n’est pas moins homme de son temps. En effet, il attribue aux Maoris eux-même la responsabilité de cette acculturation. Un de leurs chefs, Pomare, aveuglé par les promesses de pouvoir des Anglais, a conclu une alliance avec eux, les laissant s’installer durablement et évangéliser Tahiti contre des armes. Par ailleurs, les Maoris sont coupables selon lui d’avoir succombé aux sirènes de l’alcool et des cadeaux étrangers.
Une écriture harmonieuse et poétique
La prose de Segalen peut et doit se lire à voix haute. Dans les sons et le rythme harmonieux des phrases, l’on découvre le rythme de la mer, du vent, et des danses maories.
Un silence de paroles passe entre eux, empli de la sonorité sainte : voix du vent dans les branches sifflantes ; voix du récif houlant au large ; voix du prêtre enfin, qui promet : « je dirai le chemin vers Havaï-i ».
Chapitre : Le Parler ancien
De plus, Segalen amène le lecteur, comme le héro maori, à appréhender le monde à travers ses sens :
L’haleine s’angoisse très vite, et s’écourte ; les jambes vacillent ; les oreilles s’inquiètent à n’entendre que le bruit des pas dans l’eau ou sur les feuilles humides ; et les yeux s’effarent qui ne servent plus à rien. Le marcheur indécis s’alarmait du silence, de l’ombre épanchée autour de ses pieds, et surtout du ciel éteint par dessus sa tête : Hina-du-firmament [la lune] était morte pour deux nuits encore, et de lourdes nuées, étouffant les petits regards des étoiles, approfondissaient les ténèbres sur le sol.
Chapitre : Les hérétiques
Note et avis :
Note : 5/5 et plus encore !
Les Immémoriaux est depuis longtemps un de mes livres préférés. Très poétique, je ne me lasse pas des jeux de mots, des implicites qui racontent tout du monde sensible et de l’impalpable, de la fine compréhension qu’ont les Maoris de leur environnement et de la nature humaine, de l’indélicatesse des Européens à gros sabots.
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