Ce livre est un bijou de poésie, tout comme les autres livres de voyage de Sylvain Tesson. On y retrouve sa plume et son phrasé habituels.
« Quel intérêt de hisser ce corps en loques au nord d’un pays en ruine ? »
LE 26 Aout, sortir du Mercantour
Sur les chemins noirs : le voyage de la réparation
En août 2015, Sylvain Tesson entame la réalisation d’une promesse qu’il s’est faite à lui-même sur son lit d’hôpital. En effet, après une terrible chute qui a brisé son corps et « diminué ses forces vitales », il entreprend de traverser la France à pied, en guise de rééducation.
Sur les chemins noirs comme dans la vie, il s’agissait pour Tesson de « chercher des traverses, des issues de secours, où on convoquait une forme de lenteur, de silence, de solitude et de dissimulation » afin de panser ses plaies intérieures (La Grande Librairie, diffusée sur F5 le 13 octobre 2016).
Retrouver ses forces musculaires, mais aussi renaitre à soi au contact de la nature, tel était le programme de ces trois mois de marche sur les sentiers délaissés, à travers les espaces les plus ruraux de France.
« Pendant quelques mois j’avais porté une bague à tête de mort qu’on m’avait retiré après ma chute. L’inscription latine gravée au revers du crâne disait la même chose que la plaque de Barjac : « Je fus ce que tu es, tu seras ce que je suis ». (…) Voilà longtemps que je ne m’étais pas trouvé exactement tel que je le désirais : en mouvement. Je jouissais de me tenir debout dans la campagne et d’avancer sur ces chemins choisis. Noirs, lumineux, éclaircis. C’était la noble leçon de Mme Blixen devant le paysage de sa ferme africaine : « Je suis bien là, où je me dois d’être ». C’était la question cruciale de la vie. La plus simple et la plus négligée. »
le 20 septembre, vers le Gévaudan
Sylvain Tesson, résolument anti-moderne
L’humour cynique et minimaliste de Sylvain Tesson écorche la société moderne et le besoin que ressent l’Homme de « maîtriser » son territoire en dépit du bon sens parfois – souvent ?
La traversée de cette « France en négatif » permet de mesurer l’ampleur des transformations opérées dans le territoire et le paysage français au nom du progrès depuis les années 1950.
Ce livre passe pour antimoderne. En effet, il fait l’éloge de la lenteur et des structures sociales et économiques traditionnelles : le bocage avant le parking d’hypermarché en somme !
« Quelques années suffirent à la chirurgie esthétique de la géographie. En 1945 le pays devait se relever. Redessiner la carte permettait de laver les hontes de 1940. (…) Les barres d’immeubles poussèrent à la périphérie des villes. Puis, il fallu étaler l’urbanisme, comme disaient les aménageurs. (…) Ce fut le temps des ZUP dans les années 1960, des ZAC une décennie plus tard. (…) L’agriculture s’industrialisait, les insectes reculaient, les eaux se polluaient. Seuls quelques rabat-joie du Larzac prévenaient du désastre. »
Le 9 Septembre, dans le Comtat Venaissin
De plus, avec une certaine économie de mots, Sylvain Tesson manie l’ironie à merveille. Une phrase suffit à donner le ton, à faire naitre un sourire et une réflexion chez le lecteur.
« Certains avaient milité pour la disparition des crèches de Noël dans les espaces publics. Ces esprits forts me fascinaient. Savaient-ils que les croix coiffaient des centaines de sommets en France, que des calvaires cloutaient des milliers de carrefours ? »
le 25 septembre, la Palnèze
Un témoignage sur ce qu’il reste de beauté
Comme toujours, Sylvain Tesson mêle de splendides descriptions des chemins qu’il emprunte, des arbres, fleurs, animaux qu’il croise, avec des réflexions plus abstraites sur l’aménagement du territoire, la façon de vivre ensemble, le choix du capitalisme au centre par la société…
« Nous allions sur des sentiers où affleuraient des plaques de roche blessée de lumière et buvions l’eau de pluie dans les vasques calcaires. »
Le 18 septembre, dans les Cévennes vivaraises
Tesson aborde également les thèmes de la vie, la mort, le deuil, la maladie, le handicap en filigrane et avec beaucoup de pudeur.
« Etre sourd d’une oreille n’est pas grave si l’on sait prévoir l’endroit où se tenir. A table, à l’orchestre, sur les péninsules, la vie est question de positionnement. »
Le 29 octobre, la baie
Après avoir traversé la France du parc du Mercantour au Cotentin, l’arrivée à l’extrémité nord du territoire est magnifiquement décrite. Trois journées avec le Mont Saint-Michel dans le dos, le ressac de la mer à gauche et le vent salé à droite.
Ce récit de voyage tient ses promesses. Pour l’auteur d’abord, « Deux mois de cet exercice avaient lancé en moi une mécanique de clepsydre que rien n’arrêtait. (…) La marche avait aussi ses effets d’alambic moral dissolvant les scories« , mais également pour le lecteur !
Vous l’aurez compris, j’ai adoré ce voyage, version slow motion ! Avant tout pour la plume de Sylvain Tesson, mais aussi pour le rappel qu’ « il est possible que le Progrès est peut-être le développement d’une erreur. » (Jean Cocteau, cité pas Tesson).
Historienne et géographe de formation, j’ai également apprécié la description de cette histoire de France stratifiée dans la paysage. Une façon de pratiquer, de manière ludique !
Enfin, j’ai hate de regarder le film de Denis Imbert adapté de ce livre en 2023, avec Jean Dujardin dans le rôle de Tesson !
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