Un regard émouvant, à la fois naïf et acéré, sur le monde des adultes et sur le rêve américain
Amy, jeune adolescente déterminée, décide de quitter Philadelphie et son foyer familial peu aimant pour retrouver sa soeur partie un an plus tôt pour réaliser son rêve : rejoindre l’aventure Playboy à Los Angeles. Amy se lance donc en 1973 dans une traversée des Etats-Unis en stop le long de la mythique Route 66. Au fil des kilomètres et des Etats, elle rencontre une myriade de personnages attachants et tous porteurs d’un message.
« Qu’est ce que tu veux faire plus tard ?
P.224/225
-Soigner les baleines.
(…)
– La vie est trop courte pour vivre le rêve de quelqu’un d’autre ! (…) Il ne faut surtout pas suivre les chemins tout tracés. C’est le meilleur moyen d’aller nulle part ! »
America[s], tout un univers recréé, bonbons Bottle Caps à l’appui !
Ce deuxième roman de Ludovic Manchette et Christian Niemiec [après Alabama 1963] plonge lecteur dans l’Amérique des contrastes. Dans la veine de Kerouac, les auteurs proposent un portrait pluriel de la société américaine des années 1970.
Le décor des seventies est bien campé : scandale du Watergate, contestations de l’engagement américain au Vietnam, théories conspirationnistes nourries par le crash de Roswell, assassinat de J.F. Kennedy dix ans plus tôt, contre-culture et mouvements hippies en déliquescence… Tout y est, et bien documenté ! Les notes de bas de page guident le lecteur grâce à des rappels et explications à propos des faits historiques et personnages célèbres mentionnés. Ainsi, nous suivons Bruce Springteen et ses musiciens, lors sur la route, de Budville (Nouveau-Mexique) à LA (Californie) à l’occasion d’un concert donné à San Francisco en 73.
Les auteurs ont ajouté une playlist étoffée qui offre une bande son connue de tous : Simon & Garfunkel, premiers albums de Bruce Springsteen, Elton John, Cher… L. Manchette et C. Niemiec poussent le souci du détail jusqu’à mentionner les bonbons Orange Crush et Bottle Caps, les préférés d’Amy !
Portrait d’une Amérique plurielle
Sur la route, Amy rencontre une galerie de personnages tous très attachants, et aux personnalités et intérêts très variés. Liza invite Amy à partager le quotidien de la communauté hippie dans laquelle elle vit à Tulsa. Amy y découvre les aspirations originelles des Hippies :
« Ce qu’on essaie de faire, qu’il m’explique, c’est de créer une nouvelle société plus pacifique, plus égalitaire, solidaire, tolérante…
P.96
-On se dit que c’est nous l’avenir, ajoute une fille, et qu’on peut créer le monde qu’on veut. Qu’on n’est pas obligés de suivre les règles qu’ont suivies nos parents, nos grands-parents et les générations d’avant. »
Ainsi, on croise également un couple en cavale sceptique et adepte des théories conspirationnistes, des mères célibataires menant une vie qu’elles ont choisie dans un ranch, des rockers idéalistes profitant d’un vent de liberté dans la veine de Woodstock…et enfin, les célébrités hollywoodiennes qui se bousculent auprès de Hugh Hefner !
Petit bémol, j’ai trouvé les passages qui se passent au Manoir Playboy un peu plus faibles que les autres. Si l’on sent bien l’effervescence de Los Angeles à travers les créations cinématographiques et musicales, les rencontres d’Amy ressemblent un peu trop à une énumération des célébrités des années 70.
Ce roman révèle bien le poulds d’une Amérique en plein boom, mais dont les exclus du rêve américain commencent à déchanter. Pourtant, l’histoire se déroule en juillet 1973, juste avant le premier choc pétrolier et le début de la récession économique !
Amy, elle, n’a pas conscience de ce monde qu’elle découvre au fil des rencontres. Elle fuit ses parents qui incarnent cette classe laborieuse broyée par le rêve américain : un père violent, chômeur et alcoolique, et une mère invisible.
Une narratrice impitoyablement drôle
La narration, portée par la voix d’une jeune adolescente permet de poser un regard naïf et sans préjugés. Amy est une enfant très observatrice et perspicace, qui relève de façon purement factuelle les défauts et contradictions de chacun. Cela apporte de nombreux passages très drôles.
« D’un coup, ça me frappe :
P.285
« Il [mon père] aurait détesté tous les gens que j’ai rencontrés ! Il déteste ceux qui ont fait le Vietnam, ceux qui n’ont pas fait le Vietnam, les juifs, les allumés, les drogués, les capitalistes, les hippies, les « tapettes », les Indiens, les chanteurs, les musiciens…
-Tout ça ? s’amuse Bruce.
-… les Noirs, les millionnaires, les pauvres, les fils à papa, les acteurs, les vedettes en général…
-Toute l’Amérique, quoi ! » »
Sans dévoiler l’issue du voyage et la/les surprise(s) finale(s), le lecteur voit Amy grandir peu à peu. Elle transmet elle-même au lecteur quelques sagesses apprises Sur la Route.
« Les adultes, ils croient que parce qu’on est petits, on a des petits chagrins. Moi, je crois que c’est tout le contraire. Tout est plus grand quand on est petit… »
P.76
« Va là où tu es aimée »
P.106
America[s] est un roman intelligent, bien construit et plein d’humour. Il présente toutes les nuances et contradictions de la société américaine à travers le regard naïf et impitoyable d’une enfant de 12 ans (et demi! )
La démarche des auteurs d’accrocher leur fiction à des faits divers ou à des événements réels donne de la crédibilité au récit. On suppose les dialogues entre célébrités imaginés par les auteurs à partir d’informations disponibles. Cette démarche est à la fois drôle et intéressante car bien documentée.
Je recommande vivement la lecture de ce roman aux fans des Etats-Unis, aux nostalgiques des seventies, mais également à tous les adeptes de bonne fiction !
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Découvrez un autre regard sur l’Amérique (des années 50) au fil de la Route 66 à travers le chef d’oeuvre de Jack Kerouac, Sur la Route (1957)
Découvrez également la chronique du film Sur la Route de Walter Salles, adapté du roman de Kerouac ici.
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