Un roman court et puissant, qui laisse le lecteur sidéré.
La littérature thaïe est peu connue et a de quoi déconcerter avec Saneh Songsuk !
Une langue puissante
Il est difficile de juger de l’art mis dans la langue, d’en apprécier la grammaire et le choix du vocabulaire à leur juste valeur sans pouvoir lire le thaï directement dans le texte. Il n’en reste pas moins que Saneh Sangsuk est reconnu internationalement pour le contenu remarquable de ses romans et son style puissant.
A propos de ses oeuvres, Saneh Songsuk déclare :
“ Les gens de Phetchaburi vivent dans les champs (rizières), les forêts de palmiers à sucre. Nous avons notre language, notre culture. Nous avons fait de notre mieux. »
WWW.workpointtoday.com (27/04/2019)
Lire la nouvelle Venin est un choc ! La puissance de l’écriture, du cynisme et de la cruauté de la communauté paysanne, étouffent peu à peu le lecteur. Durant mes 6 années passées en Thaïlande, j’ai souvent lu des histoires – y compris à destination des enfants – extrêmement cruelles. Cela choque l’esprit occidental habitué à poser un voile pudique et illusoire sur les sentiments et événements les plus crus de la vie. Il en va ainsi de la mort ou de la méchanceté gratuite. Le peuple thaï est en cela plus ancré dans la réalité brute de la vie, qu’aucun fard ne vient atténuer.
Dans ce court roman, la langue n’est reste pas moins belle et travaillée :
« Les yeux du petit d’homme se révulsèrent, sa bouche béa, pleine du vacarme d’un silence assourdissant. »
p.35
Une allégorie de la société thaïe
Une parole masquée
Publié pour la première fois en 2002, ce récit raconte la bataille entre un garçonnet handicapé et un cobra géant qui l’enserre et tente de l’étouffer. Cette histoire courte a peu d’intérêt si l’on en reste à une lecture au premier degré. Elle devient puissante et séditieuse lorsqu’on la lit comme une allégorie des relations entre les membres de la société thaïe. En politique, au pouvoir et dans les institutions religieuses, le désespoir et l’abandon éteignent peu à peu le souffle vital de la société, comme le cobra dans le roman.
La parole n’est pas libre en Thaïlande. Depuis toujours, la royauté et l’institution religieuse ne souffrent aucune critique. L’on procède donc habituellement par sous-entendus et métaphores. Ces allusions sont souvent imperceptibles à l’oreille occidentale non avisée car elle restent volontairement assez ténues et vagues pour ne pas générer d’accusation de trahison ou de lèse-majesté.
Sangsuk est un écrivain militant. Il est conduit par le rêve d’écrire des romans « à haute éthique qui auraient pour but de rechercher l’éveil intellectuel à travers les oeuvres littéraires ». Son objectif étant d’éduquer le peuple de sa province rurale, Phetchaburi, il écrit des romans courts qui correspondent aux comportements littéraires dans sa province.
Pouvoirs et hypocrisie
Par exemple, Sangsuk fait le procès de l’institution religieuse toute puissante en Thaïlande. « wat » signifie « temple » en thaïlandais, si bien que lorsqu’il met dans la bouche d’un de ses personnages :
« Il disait toujours que le Wât l’était bon qu’à gruger les imbéciles ».
p.15
il use avec malice du double sens : « wat » comme temple, qui endort les foules et Wât, nom du personnage du roman, influent dans le village. Il symbolise à lui seul tous les moines de Thaïlande. En effet, dans chaque province, district et quartier ils sont des personnages centraux extrêmement influents. les thaïlandais les accusent régulièrement de se servir de leur pouvoir pour s’enrichir au détriment des plus modestes, loin de l’idéal de pauvreté commandé par la sagesse bouddhiste. A travers le personnage de Songwât, c’est donc le procès du bouddhisme et des moines qui est fait à mots couverts dans ce roman.
De même, l’usurpation de Wât est une critique de la loi du plus fort -plus riche, plus bruyant, plus machiavélique – qui règne dans la société thaïe à tous les niveaux. Cette société des apparences obéit à des codes spécifiques qui visent à maintenir en priorité la paix sociale, souvent au détriment de la justice sociale ou morale.
« Avant, on l’appelait simplement Wât, mais voilà qu’un beau jour, cinq ans plus tôt, il avait dit à tout un chacun dans le village que l’esprit de la Mère Sacrée, la puissance protectrice du village, avait décidé de se servir de lui pour se manifeter (…) Et c’est ainsi que Wât devint Songwât, Wât le Devin, et qu’il s’enrichit peu à peu sans plus avoir à s’échiner dans la rizière ou à avoir à élever vaches et cochons. »
p.13-14
Le procès de la lâcheté humaine
A travers l’expérience du jeune garçon abandonné de tous dans un combat dans lequel il est le plus faible, Sangsuk dénonce la lâcheté de la communauté villageoise qui se range derrière le plus fort : le serpent et son interprète humain, l’influent SongWat.
« Un homme se mit à genoux et se prosterna. Songwât bien sûr. Et puisque Songwât agissait ainsi, d’autres, plusieurs autres, se mirent à faire de même. Et quand Songwât dit d’une voix forte et rauque, Le voici donc, le serpent de la Mère Sacrée du village ! La Mère Sacrée se sert de son serpent pour punir ceux qui l’insultent, l’enfant au bras estropié vit que les gens acceptaient cette explication et y croyaient. (…) Il ne parvenait pas à dire qu’il était venu jusqu’ici pour obtenir de l’aide. »
p.70-71
Il stigmatise ici tout à la fois la manipulation des foules ainsi que le besoin de sécurité des paysans qui les pousse à se ranger derrière un guide par confort.
Sangsuk enfonce le clou en orchestrant la fuite des parents du jeune garçon, qui se détournent de leur fils si tôt qu’il est en facheuse posture. De même, le prêtre Tiane, soutien de toujours, ne saurait être dérangé alors qu’il conduit l’office. Sangsuk dénonce ici l’hypocrisie qui règne autour des institutions religieuses en Thaïlande. Celles-ci sont accusées d’influencer la vie sociale et politique en sous-main mais ne sauraient être tenues pour responsables de quelque événement que ce soit.
La démonstration de Sangsuk est magistrale.
Le « Venin » du cobra, qui est aussi celui de SongWât, s’insinue dans toutes les composantes de la société pour l’endormir peu à peu. Le roman se termine par quelques pages sur les trahisons faites à soi-même suite aux compromissions que l’on accepte peu à peu.
Venin est un roman coup-de-poing qui laisse le lecteur assomé par la puissance de la narration et du rebondissement final.
Vous l’aurez compris, ce roman entre donc au panthéon des coups de coeur. C’est pourquoi je lui ai attribué la note maximale, 5 fleurs !
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